en passant chez Bibliobs, un article intéressant...
2012: Commémorations, piège à cons?
Rousseau, Bourdieu, Dickens, Zweig, Durrell: comme l’an dernier, les médias vont se jeter sur le souvenir d’une poignée de grands disparus. Qu’est-ce qu’un bon anniversaire culturel? Réponse, les yeux sur le programme de l'année à venir.
Nous autres journalistes culturels allons bientôt virer asthmatiques à force de souffler des bougies. Comme des intermittents du spectacle qui se déguisent en clowns une fois par semaine pour célébrer l’anniversaire d’un garçonnet égocentrique, on a l’impression de ne plus faire que ça.
L’année dernière avait été rythmée par les événements Marley, Céline, Gainsbourg ou Hemingway. Ne remisons pas nos recettes de gâteaux: 2012 s’annonce encore pire. Pour que vous ne puissiez pas dire que vous n’étiez pas prévenus, on vous défriche l’année, en posant cette question: à quoi reconnaît-on un bon anniversaire médiatique?
Quand il y a des inédits
Pierre Bourdieu (Sipa) |
Il y a bien sûr des bougies qui valent la peine d’être rallumées. On pense au 10e anniversaire de la mort de Pierre Bourdieu, le 23 janvier: il s’accompagne d’un retour en force du fulminant sociologue, avec notamment la publication des cours qu’il a donné au Collège de France de 1989 à 1992, et qui avaient pour thème l’État.
Le bicentenaire de Charles Dickens, le 7 février, permettra aux amateurs de découvrir «les Mémoires du clown Joseph Grimaldi», traduit en français pour la première fois, à paraître en mars chez Robert Laffont. On commémorera ensuite, le 22 février, les 70 ans de la mort de Stefan Zweig, l’occasion de découvrir «Légendes d’une vie», pièce que les Éditions Grasset publient pour la première fois dans notre belle langue.
Quelques jours plus tard, le centenaire de Lawrence Durrell (27 février) s’accompagnera de la parution de «Petite Musique pour amoureux» (Buchet-Chastel), roman autobiographique inédit dans lequel l’auteur du «Quatuor d’Alexandrie» raconte son enfance en Angleterre. Après cela, les 30 ans de la mort de Georges Perec verront la publication, au Seuil, d’un roman de jeunesse au titre encore inconnu.
Quand le chiffre est rond
Jean-Jacques Rousseau est né le 28 juin 1712. Un tricentenaire ne se rate pas. L’édition s’est en toute logique jetée sur l’occasion: d’ici quelques mois, près de 35 livres auront été publiés autour de l’homme d’Ermenonville, entre les rééditions de ses ouvrages et les essais qui lui sont consacrés.
Les journalistes se creusent déjà la tête pour trouver du neuf sur ce vieux génie. Au mieux, on vous servira une anecdote amusante, déterrée par un historien britannique ou japonais. Au pire, on brodera sur le côté prophétique de sa critique de la modernité, ou quelque chose du genre. Au pire du pire, on listera les événements commémoratifs organisés à travers la France et on aura un peu honte.
Le bon anniversaire s’appuie sur un nombre rond. Les 25 ans de la mort de Primo Levi (le 11 avril) ou de Jean Anouilh (le 3 octobre), ne passionneront pas la presse. Les cinquantenaires des disparitions de William Faulkner (6 juillet), Hermann Hesse (9 août) ou Gaston Bachelard (16 octobre) ont déjà plus de chances de se faire une place au soleil.
Victor Hugo et Alexandre Dumas fêteront cette année leurs 210 ans. Montaigne est mort il y a 420 ans, Goethe il y a 180, Stendhal il y a 170, Zola il y a 110. Ces nombres sont assez ronds, penseront les naïfs. Redécouvrir leurs vies, leurs œuvres serait aussi intéressant que d’avaler des dizaines de digests rousseauistes. Eh bien non. Le public veut du très rond. Alors arrêtez de râler et préparez-vous pour les 600 ans de Jeanne d’Arc, le 6 janvier.
Quand le célébré est mort
Jean-Christophe Rufin aura 60 ans le 28 juin, mais à moins d’être de sa famille, vous n’en saurez rien. Peut-être entendrez-vous parler des 70 ans de Paul McCartney, le 18 mai, mais cette nouvelle de toute première importance sera couplée avec les 50 ans des Beatles, personne morale morte et enterrée. Le 14 avril, on parlera sûrement beaucoup du Titanic, qui a coulé il y a un siècle. Il est toujours plus émouvant de célébrer l’anniversaire de quelque chose de disparu.
Il existe des exceptions à ce principe. On attend une déferlante éditoriale d’ici au 5 juillet, pour les cinquante ans de l’indépendance algérienne. Le 31 mai, il y a peu de chances qu’on passe à côté des vingt ans d’Arte. Mais sont-ce vraiment là des exceptions? Ne fête-t-on pas, en réalité, la fin des époques honnies qui les précédaient, celles en l’occurrence de la colonisation et de la télévision glam-beauf des années 1980?
Quand il est sympathique
Autre exception : il faut de préférence que le mort soit quelqu’un de bien. L’anniversaire médiatique est forcément élogieux. Le 31 mai, le jour des vingt ans d’Arte, on n’évoquera sûrement pas le cinquantenaire de la mort d’Adolf Eichmann. Il faut dire qu’un tel événement serait moins propice à la célébration de l’optimisme européen et de l’amitié franco-allemande.
Quand on sait déjà tout
C’est peut-être la grande absurdité de cette névrose commémorative: on préfère toujours se souvenir de ce dont on se souvient déjà très bien. En 2011, qu’a-t-on vraiment appris sur Céline ou sur Hemingway? Cette année, pensons donc à lever nos verres à ceux qu'on ne connaît pas. Le 31 octobre, ce sera par exemple le centenaire de Jean Améry, écrivain passablement oublié, penseur du suicide, du refus et du vieillissement, qui a bien mérité bien qu’on boive à sa santé.
Le même jour, on pourrait honorer la mémoire de Louis Massignon, immense islamologue mort il y a cinquante ans, et dont les lumières feraient grand bien à la France de Claude Guéant. Si vous avez des anniversaires discrets à fêter, n’hésitez pas à nous en donner les dates, qu’on s’incruste dans la fête.
David Caviglioli
Créé le 02-01-2012 à 17h24 - Mis à jour à 18h01
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire